Histoire et mémoire
Cécile LECLERC, dans son mémoire de recherches, nous rappelle l’évidence : « Je notais en effet toutes les informations possibles se rapportant au 17 juin, croyant pouvoir différencier l’histoire de la mémoire. Or, l’ambiguïté de leurs liens m’est vite apparue, puisque toutes deux traitent du même objet : le 17 juin 1953. Tandis que l’histoire veut dresser un discours objectif, rationnel, démystificateur sur le passé, la mémoire reconstruit ce dernier et l’instrumentalise afin de servir le présent. L’un est "science", l’autre est "liturgie" »1. Le lecteur fera sûrement preuve d’indulgence quand il s’apercevra que cet article sans prétention tient autant de la seconde catégorie que de la première…
L’influence de la direction soviétique
Cette évocation des événements de 1953 est volontairement est-allemande ; personne n’ignore pas l’influence majeure de l’URSS, l’historiographie est-allemande elle-même ne le niait pas pour des raisons qui lui étaient propres. Mais il est difficile d’appréhender la complexité des liens entre la RDA et l’Union soviétique. Voici l’extrait d’un article relativement récent qui montre un aspect de cette difficulté. « (…) Les autorités soviétiques d’occupation tentaient de s’appuyer sur un mouvement de masse pour imposer leur changement de politique au gouvernement de la RDA.
Aujourd’hui encore, certains défendent cette thèse. Christoph KLEMANN parle d’une fronde au sein du Bureau politique, autour de Wilhelm ZAISSER et de Rudolf HERRNSTADT qui, au nom du "nouveau cours" et avec le soutien de l’URSS, auraient envisagé de renverser Walter ULBRICHT. (…)
D’après de nouveaux documents, il semblerait qu’en mai 1953 les dirigeants soviétiques, en réalité, aient vu en ULBRICHT le "principal responsable" de l’aggravation de la situation ». (…) »2
Quelques causes des événements de juin 1953
Les 13 et 14 mai, le comité central du SED décide de façon autoritaire d’augmenter drastiquement la productivité du travail (augmentation des normes). Cette décision coïncide avec une augmentation des prix et la suppression des cartes d’alimentation pour un grand nombre d’habitants. Ces mesures entraînent des mouvements de protestation sporadiques.
Le 11 juin 1953, un décret de l’exécutif constate qu’« une série de fautes ont été commise par le SED et le gouvernement ». Entre autres choses, il procède à l’amnistie de certaines peines et annule les hausses de prix des denrées alimentaires. Même un historien est-allemand, tout ce qu’il y a de plus officiel, constate ces défaillances : « Désireux de régler des problèmes difficiles, le SED et le gouvernement ont pris diverses mesures qui se sont révélées erronées. »3
Cet autoritarisme et ces revirements ainsi que la question des normes favorisent les événements des 16 et 17 juin.
Evocation des événements
Le 16 juin, des ouvriers, partis des chantiers de l’allée Staline, sont rejoints par d’autres travailleurs ; la manifestation grossit et c’est plusieurs milliers de personnes qui se rendent au siège du gouvernement. Enfin, après plusieurs péripéties, Fritz SELBMANN, ministre de l’Industrie, annonce à la foule que la hausse des normes est annulée. Le jour même, le bureau politique du SED confirme ces dires et qualifie l’augmentation des normes, d’« erreur ». Malheureusement, les dirigeants du pays ne sont pas crus par l’ensemble de la population.
La Potsdamer Platz a la mi-journée du 17 juin: la Columbus-Haus en feu (bâtiment administratif de RDA).
Des appels à la grève générale circulent. La station étasunienne RIAS (Rundfunk Im amerikanischen Sektor) joue un rôle important sur lequel nous allons nous attarder.
Un livre soviétique4 reproduit quelques textes parus dans des publications étasuniennes qui témoignent de son rôle néfaste.
Dans son édition étrangère, le New York Times écrit le 23 juin 1953 : « (…) Beaucoup d’observateurs occidentaux ici à Berlin estiment que RIAS, le poste de propagande des Etats-Unis à Berlin[-Ouest] a joué un rôle important dans les événements de la semaine dernière. Beaucoup vont même jusqu’à affirmer que ces troubles n’auraient pas eu lieu sans les émissions de ce poste qui remontaient le moral (…) et qui, le mercredi, à partir de 5 h du matin, a diffusé dans tous les coins de l’Allemagne de l’Est les plans détaillés de la grève générale (…) »
Dans son édition européenne du 19 octobre 1953 le New York Herald Tribune, affirme que « RIAS s’est fixé pour objectif de lancer des étincelles (…) le tonneau de poudre (…) Il est probable que parmi les grands postes émetteurs du monde, RIAS est le seul à disposer de son propre service d’espionnage. »
Au regard du nombre et de l’emplacement des coupures dans le texte, les citations semblent véridiques. Ces affirmations semblent aujourd’hui exagérées mais elles contiennent toutefois une large part de vérité.
Dans un ouvrage paru en 1968 dans la collection Marabout université, dans le chapitre consacré aux événements de juin 1953 en RDA il est noté que « l’huile versée sur le feu par la propagande occidentale » participa à la transformation du mécontentement en révolte.5
Dans la nuit du 16 au 17 juin, les troupes soviétiques ont été placées dans des endroits stratégiques. A ce propos, il est nécessaire de rappeler deux évidences à ceux qui s’étonnent de l’importance du rôle joué par l’armée soviétique.
Des baraques brûlent au coin de la Friedrichstrasse et de la Schuetzenstrasse.
En 1953, la guerre est encore proche dans ses effets et dans les esprits ; ce n’est pas encore de l’histoire. Tout le monde ou presque trouve normal que l’Allemagne, à l’Est comme à l’Ouest, soit, d’une façon ou d’une autre, occupée et contrôlée.
La RDA, comme sa « sœur ennemie » la RFA, n’ont pas de véritable armée. La Bundeswehr (armée de la RFA) sera créée en 1955, et, en réponse, la National Volksarmee (armée de la RDA) le sera en 1956.
Le 17, en fin de matinée, les ouvriers organisés sont débordés. Des émeutes éclatent et elles ne sont pas seulement le fait de mécontents. On trouve également des curieux, des Berlinois de l’Ouest et des agents des services occidentaux. En 1979, HEITZER, dans son livre sur l’histoire de la RDA3, accuse les émeutiers qualifiés de « contre-révolutionnaires » : « (…) ils pénétrèrent dans les permanences du parti, les administrations et les grands magasins, détruisirent les installations et mirent le feu en plusieurs endroits. Les ouvriers conscients qui voulaient s’y opposer furent maltraités, certains trouvèrent la mort. » Il est difficile de savoir jusqu’où ces accusations sont crédibles. Toutefois, versons-les, avec circonspection, au dossier.
Les émeutiers renversent et détruisent des panneaux d’affichage.
Les troupes soviétiques interviennent en fin d’après midi quand le mouvement reflue. Gilbert BADIA parle de 21 morts, un article de Novopress6 de 80, et Le Monde7 –qui prend Novopress sur sa droite– de 500 ! Personne n’en saura jamais rien.
Sandrine KOTT indique que 700 localités et 1 000 entreprises ont été touchées par le mouvement8. Otto GROTEWOHL estima que 300 000 ouvriers dans 272 communes cessèrent le travail. Pour leur part, Jean-Philippe MATHIEU et Jean MORTIER relativisent la portée de ces troubles. « Il ne s’agit pas pour autant d’un soulèvement "national" : il y a de 3 à 400 000 grévistes le 17 juin représentant de 5 à 7% de l’ensemble des travailleurs9 ».
Quelques conséquences
Des dirigeants du SED et du gouvernement vont perdre leur place car ils ont « flanché » face aux émeutiers et aux grévistes. Sans trop de surprise, on constate un fort renouvellement des cadres au cours de l’année 1954 :
- 70 % des premiers secrétaires d’arrondissement (Kreis) quittent leur poste ;
- plusieurs premiers secrétaire de districts (Bezirk) sont remplacés ;
- il y a également 7 départs sur 10 dans les syndicats ;
- enfin, un titulaire du comité central du SED sur trois perd sa place.
Au sommet, Rudolf HERRNSTADT et Wilhelm ZAISSER seront exclus du SED et Max FECHNER, ministre de la Justice, sera emprisonné jusqu’en 1956 pour ses « faiblesses »10. Plusieurs centaines de personnes sont condamnées –une vingtaine à la peine capitale.
Dans l’autre sens, le comité central du SED procède rapidement à une autocritique lucide : « Quand les masses ne comprennent plus le parti, c’est la faute du parti, pas celle de la classe ouvrière ». Profitons de cet article pour remettre à sa place la célèbre phrase de Bertold BRECHT : « Ne serait-ce pas plus simple que le gouvernement décide de dissoudre le peuple et d’en élire un autre ? » Elle ne s’adresse donc pas –comme beaucoup le croient et comme certains feignent de le croire- à la grande majorité des dirigeants communistes mais à quelques responsables particulièrement sectaires. En juillet 1953, sont officiellement créés les Kampfgruppen der Arbeiterklasse (groupes de combat de la classe ouvrière). Par ailleurs, l’URSS renonce à demander les réparations et livre à crédit de grandes quantités de denrées alimentaires et de matières premières. Les pensions et les retraites les plus basses ainsi que les salaires des VEB sont augmentés. Johannes BECHER, qui venait de dénoncer les « fouineurs bureaucratiques » est nommé ministre de la Culture.
Ce texte est le résultat d’un pillage éhonté de l’Histoire de l’Allemagne contemporaine, vol. 1, écrit sous la direction de Gilbert BADIA, et paru chez Messidor-Editions sociales en 1987. Il y a eu également quelques emprunts au tome second de l’Histoire de l’Allemagne contemporaine (1933-1962) paru en 1962 du même BADIA toujours aux Editions sociales.
Sources :
1. http://www.sciencespo-toulouse.fr/servlet/com.univ.collaboratif.utils.LectureFichiergw?ID_FICHIER=3861
2. http://www.cairn.info/revue-guerres-mondiales-et-conflits-contemporains-2003-2-page-47.htm
3. RDA, aperçu historique, Heinz HEITZER, Verlag Zeit im Bild, Dresde, 1981 (l’édition allemande est parue en 1979).
4. Faits sur Berlin-Ouest, Moscou, 1962.
5. Dossier de l’Europe de l’Est, dir. Roger GHEYSENS, collection Marabout université, 1968.
6. http://archives-fr.novopress.info/1946/cest-arrive-le-16-juin-1953-from-chiara-to-post-today-stp-jf/.
7. http://www.lemonde.fr/revision-du-bac/annales-bac/histoire-terminale/l-allemagne-dans-la-guerre-froide_t-hrde116.html
8. Histoire de la société allemande au XXe siècle - Tome 3, La RDA 1949-1989, Sandrine Kott, La Découverte, 2011.
9. RDA Quelle Allemagne ? , Jean-Philippe MATHIEU et Jean MORTIER, collaboration de Gilbert BADIA, Messidor-Editions sociales, 1990.
10. Le totalitarisme au concret : les politiques du logement en RDA, thèse de doctorat de Jay ROWELL, Economica, 2006, (http://tel.archives-ouvertes.fr/docs/00/10/33/98/PDF/THESE_ROWELL.pdf).
Source des photos :
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